Faut-il un maître Aujourd’hui ?
L'idée du "maitre" serait-elle vaincue par l'histoire ? Parce que devenu universel, l'Aïkido n'est-il pas en train d'être dépouillé des éléments fondamentaux de sa culture d'origine, et devoir quitter le hakama traditionnel pour revêtir la robe de notre société lâicisée ? Faut-il rester au seuil de son message et remplacer le maître par des super-leaders locaux plus "modernes" ou "sympathiques"; ou ne serait-il pas plus simple même de s'en passer ? Seulement l'émergence de faux maitres tend à devenir une constante dans le Budo moderne, comme la mousse dans les zones d'ombre laissées à l'abandon. Face à cette situation non maîtrisée, comment distinguer le "vrai"du "faux"? Par Jacques Bonemaison.
Avons-nous « tué le maître ? » Depuis des temps immémoriaux les hommes ont spéculé à propos d'un être providentiel et ont forgé leur évolution autour de cet axe. L'éducation est longtemps passée par le compagnonnage où la transmission du savoir-faire se faisait de maître à disciple, ceci dans une véritable filiation vécue sur le modèle de tout art sacré.
L'élève apprenait à voir et découvrir au-delà de sa simple perception dans laquelle, seul, disait-on, il risquait de se perdre. Ce n'est qu'aujourd'hui qu'il croit pouvoir se dispenser de cette conception, considérée comme inventée à l'intention de peuples crédules et dénués d'esprit critique, et pour le profit de petits princes avides de domination. Et en prenant appui sur des cas avérés de "maîtres usurpateurs", l'homme contemporain s'est lentement tissé un concept d'autonomie pour contrebalancer ce qu'il considère être les tyrannies du passé.
La tendance dominante du "ni dieu, ni maître" est devenu un rempart d'autant
plus confortable que l'homme aime à se croire résolument maître de son âme.
Freud lui‑même a bien démontré que la conscience résiste naturellement à ce qui
lui est inconnu... Mais il a aussi ajouté que tant que l'homme est incapable de
maîtriser ses humeurs et ses émotions, il ne peut être maître de lui‑même.
Seulement, dès qu'il croit savoir penser et agir seul, l'homme n'éprouve que
rarement la nécessité d'écouter autrui... Et tant que tout va bien sans quête
existentielle, il n'en ressent même pas les manques.
Ainsi faut-il rester figé dans ce qui est devenu une "tradition moderne"
et, se faisant l'apôtre de ce "nouveau conformisme", aller jusqu'à
rejeter le maître en tant que guide avisé dans notre Art ?
POUR EN FINIR AVEC NOS A PRIORI CULTURELS
Ce "prêt à penser" offre cependant une réalité quelque peu "mutilée",
dans laquelle l'homme finit par vivre desséché et robotisé, où il
s'ennuie dans une culture corsetée, formatée par la raison et où trop de
raison engendre la démesure. La conséquence sera que l'humanité est
aujourd'hui menacée par de mortels dangers, créés par nous‑mêmes, et qui
échappent à notre contrôle. Ils sont autant de défaites de la pensée, et
de régression du débat...
Et à ce petit jeu là, personne ne peut en sortir gagnant.
Privé désormais de tout point de référence, naturellement porté vers la
facilité et fuyant les exigences, le risque est grand de se laisser
séduire par des « voies » publicitaires qui de temps à autre ressortent
en pâture de vieilles valeurs, mais sous une forme tellement édulcorée
et rudimentaire qu'elles en frisent l'imposture.
C'est ainsi par exemple que certains, à trente ans à peine, se donnent
déjà le titre de "philosophe" avec l'assurance d'un Socrate, distillant
allègrement les fumeroles de la vérité révélée sur n'importe quel
sujet... à la mode. Si tous les hommes pensent, eux semblent être les
seuls à s'en vanter.
Mais ceux-la peuvent-ils vraiment nous ouvrir le chemin de l'évolution ?
Serait-ce trop osé de porter notre regard au-delà de notre propre société
matérielle ?
"Murs, portes et fenêtres forment la maison. Mais le vide de la chambre
permet d'y habiter" professait déjà Lao Tseu. La matière est utile, mais
l'immatériel en donne l'usage véritable.
Puis cet abîme de science, éblouissant conteur français de la renaissance
et à la .fois l'un des meilleurs médecins de son temps, François
Rabelais, lançait‑il une singulière mise en garde de sa verve
caractéristique, "science sans conscience n'est que ruine de l'âme" ?
Et avant de disparaître en vol durant le dernier conflit mondial, Antoine
de SaintExupéry, cet homme de grande culture mais aussi de courage et de
coeur, cherchant à percevoir le sens véritable de l'action et des
valeurs humanistes dans une société désormais vouée au progrès
technique, affirmait: "l'homme n'existe que par son âme". Et d'ajouter,
"À la tête de ma cité, j'installerai des poètes et des prêtres".
Petits signes discrets lancés parmi d'autres au cours du temps afin de
convier l'homme à trouver le chemin de son évolution ? Vouloir marcher
hors de cette réalité en feignant de l'ignorer, n'est‑ce pas s'exposer à
divaguer et se perdre dans les marécages d'un chemin brumeux et sans
repères, ressemblant à une prison sans mur ?
MAIS ATTENTION AUX FAUX MAÎTRES
« Ainsi le premier signe qui permet de
"repérer" le vrai maître porte sur la valeur de l'homme, résultat
lentement élaboré de sa démanche ininterrompue »
Chassez le vrai maître, émerge alors quasi instantanément, sur le
terreau des "privilèges abolis", une multitude de "petits maestri" à
l'image réductrice, même (et peut-être surtout) s'ils ont un fort
pouvoir de séduction et font montre d'une ascension rapide à la
prééminence. Ainsi naissent souvent des figures du cinéma, de la
musique, de la chanson, ou des arts y compris les Budo...
l'Aïkido n'étant bien évidemment pas épargné de cette poussée vers
l'exhibition.
Seulement il ne suffit pas de vouloir s'attribuer le label et maquiller la réalité comme on colore des aliments pour en peaufiner l'apparence tout en étiquetant "origine garantie", car celui qui n'a jamais réfléchi sur sa propre existence est incapable d'aider les autres à réfléchir sur la leur. Il est vrai que, là est peut-être la première difficulté, si l'absence de quête nous abandonne à la divagation comme le « bateau ivre > qui ère sans gouvernail, toute quête pour autant ne va pas sans danger, comme nous le montre l'imagerie antique de la sirène bifide, à la fois séductrice et prometteuse de naufrage. Certains sont prêts à happer le solitaire errant à la recherche d'horizon nouveau, mais ils n'ont pas plus d'utilité qu'un puits dans un lieu inondé.
ALORS, COMMENT ÉVITER CES PIÈGES ?
UNE PLACE POUR UN MAÎTRE ?
Force est donc bien de constater qu'il n'existe pas de société sans
maître, qu'il soit "vrai" ou "faux". Si les faux maîtres trouvent très
vite des places dans une société finissante tels des champignons qui,
entre les feuilles mortes de l'automne, émergent de la pourriture des
sous‑bois, le vrai maître, dans toute société quelque soit le degré
d'évolution ou l'état de celle‑ci, se voit, quant à lui, confié une
place toute spécifique : La glace et l'eau sont fondamentalement la même
chose, mais chacun admettra volontiers que l'on ne peut se laver avec de
la glace... Pour cela il faut d'abord la faire fondre, puis la laisser
couler... Si l'Aïkido est, comme l'exprimait le fondateur, "un exercice
de purification" (convient‑il de le rappeler, cette perception n'étant
peut‑être pas toujours bien présente chez tous les aïkidoka dans leur
pratique), encore faut‑il se donner les moyens de transformer la glace
en eau !
En cela personne ne peut espérer parvenir à cet exercice en
"autodidacte", dès lors que toute transformation implique l'existence de
passages délicats qu'il est impératif de percevoir, puis savoir
traverser. Sauf à abandonner ce chemin, le recours à un maître
demeure‑t‑il incontournable, comme pour le diamant qui, après le recours
au joaillier, magnifie la lumière de ses cinquante huit facettes, tandis
que dans les ténèbres et non taillé, il ressemble dans le creux de la
main à un vulgaire cailloux. Et le maître imprime cette écriture dans le
corps.
Cette capacité peu ordinaire de transformation se confond avec celle du
poète composant des Haïku, dont la pointe du pinceau imbibée d'encre
laissera les images pleinement imprégnées dans les mots, sans pour
autant les étaler sur la feuille. C'est cette "magie" qui confère aux
poètes et aux maîtres leur subtilité, avec à la fois cette forme épurée
et un sens sublimé du pondit...
DISTINGUER LE "VRAI" DU "FAUX"
Ainsi le premier signe qui permet de "repérer" le vrai maître porte sur
la valeur de l'homme, résultat lentement élaboré de sa démarche
ininterrompue.
La valeur de l'homme
Il a atteint au fil du temps la maturité suffisante pour voir clair dans
les difficultés des autres et leur offrir une aide opportune,
désintéressée et sûre, cela sans en tirer gloire. Il sait sans doute ce
que lui a coûté de prendre conscience de sa propre voie et de la suivre.
Il n'impose donc pas la sienne: bien loin des "petits maestri" nés de la
génération spontanée, ceux qui vampirisent les élèves, il se distingue
par un respect naturel porté sur tout être vivant, sans jugement, par le
simple fait qu'il a clairement perçu et intégré en lui la Loi Naturelle
et primordiale qu'est la Diversité, diversité des individus, diversité
des comportements, et aussi diversité des chemins.
Ainsi l'idée de non-conflit est-elle devenue chez lui une réalité vécue.
Dès lors le regard qu'il porte sur les êtres et les choses est un regard
qui, immédiatement, élève le débat : Sur notre Art notamment, il ne
sépare pas la technique de l'homme. Parce que devenu lui-même cet
artisan qui saisit le moment ultime où il ne fait qu'un avec l'objet
qu'il fabrique, comme en calligraphie, en peinture ou en sculpture, il
ne reste pas figé sur la qualité d'une technique et ne la considère
jamais comme une entité à elle seule, (petit exemple s'il en est, en
guise d'exercice: un candidat à un grade dan est "jugé" de diverses
façons en fonction du regard que l'on pose sur lui. Qui le juge en
restant figé sur des points techniques, qui parvient à ne pas faire de
séparation, qui possède une vision globale en incluant la personne ? ).
L'homme entier se reflète inévitablement dans la technique. À ce niveau,
le maître ne peut être considéré comme un "technicien" au sens
occidental du terme. Sa longue marche a fait de lui un être lumineux
dont l'expression ne saurait se confondre avec des "sourires formatés"
posant avec professionnalisme devant les caméras. Cela lui permet de
redécouvrir le sens initial des mouvements, de décoder le langage des
gestes, et de vivre ainsi l'Aïkido.
Le sens de son enseignement
Un maître (dont le nom sera tu afin que nul n'en tire avantage, ou
frustration) dit à propos de l'efficacité :"l'efficacité ? un simple
stylo à bille bien employé suffit à être efficace".
Bien plus qu'une indication à ranger dans la rubrique pédagogique,
c'est une direction à l'endroit de l'élève comme "une pierre sur le
chemin du petit Pousset",afin qu'il ne s'égare point dans le marécage
rendu brumeux par l'ego. Mais chaque fois, comme chez tout guerrier
initié, sa remarque prend la forme d'un acte juste et fulgurant, qui
tranche l'incertitude en laissant à l'élève le choix d'intégrer cette
précision ou pas.
De par son attitude, il donne une image de la perfection que l'élève peut
atteindre (étant précisé ici que "perfection" dans le sens japonais du
terme n'a pas la connotation d'absolu lié à la référence à un dieu
unique, mais présente la caractéristique d'être multiforme et accessible
aux hommes). On ne le trouvera pas dans le rang des superbes talentueux
à l'expression flamboyante dont le charme conduit plus à la rêverie qu'à
une incitation à se mettre en marche. Sa sobriété est une interrogation
; elle nous renvoie à notre propre situation et nous ouvre les chemins
du possible.
N'y aurait-il pas un étrange rapport avec la loi physique observable, où
le simple contact de l'eau qui coule près de la glace figée dans sa
léthargie fait que la glace elle même petit à petit se transforme en eau
? (N'est-il pas étonnant de constater a contrario que "l'aïkidoka sans
maître" demeure encore dans sa pratique un morceau de glace en
mouvement, sans être baigné dans l'atmosphère propice et bienfaisante où
la salle devient un Dojo, ce que tout maître sait créer quelque soit les
circonstances extérieures).
Sa relation avec l'élève
Le vrai maître ne se nourrit pas de l'admiration qui peut lui être
portée. Il ne recherche pas de clientèle mais accueille en permanence le
pratiquant, sans pour autant jouer de flatteries.
La distance qu'il maintient entre l'élève et lui-même est un intervalle
fait à la fois "d'éloignement et rapprochement" dont lui seul a toutes
les données, "ma-aï" riche en intensité relationnelle pour l'élève, très
obligeant pour lui, parfois déroutant car insufflant une remise en cause
fréquente, mais qui donne toute la mesure de la subtilité et la valeur
(pour ne pas dire, la saveur) intrinsèque de notre discipline.
Un berger pyrénéen s'exprimait ainsi: "le berger guide les brebis mais
c'est avant tout les brebis qui le guident". Elles vont d'instinct là où
il y a davantage d'herbe à brouter ; et le berger les suit, car peut
importe où elles sont, l'essentiel pour lui est bien qu'elles se
nourrissent .
Ainsi en est-il du maître qui fait route avec ses élèves. Tel un chef
d'orchestre, ce n'est pas lui qui joue, mais il s'emploie à ce que se
dégage une symphonie. (On peut ainsi comprendre pourquoi le maître est
là, juste où sont les élèves, même si ces derniers s'égarent dans des
circonvolutions institutionnelles ou autres..)
Alors, pour reprendre la phrase d'un poète engagé, célèbre pour sa
bravoure: "N'ayez pas peur Messieurs !"
Peut-être est-il gênant de ne pas avoir de prise, de contrôle sur de
telles personnes. Saigo Takamori, homme politique sous l'ère Meiji
affirmait qu'il est "impossible de manipuler celui qui ne s'attache ni à
la vie, ni à l'honneur, ni à la situation sociale, ni à l'argent."
Mais, vainqueur d'abord de lui‑même, préférant l'anonymat "aux honneurs
des rois", le maître est un artisan de lumière travaillant dans l'ombre.
Le temps est son architecte. C'est vraisemblablement cet art du
dépouillement cultivé inlassablement, qui lui permet de continuer à
grandir sans cesse pour lui-même, et où la vraie victoire prend parfois
l'apparence de la défaite.
Et nous, "petits guerriers modernes", blasonnés par la fonction ou le
mystère, aurions‑nous des yeux pour ne point voir?