entretient avec Kato Shihan
Il est des pratiquants discrets qui font peu parler d'eux mais dont le soutien est une force. Depuis six décennies Kato senseï a été un pilier de l'Aïkikaï. Débutant la même année que Tamura Nobuyoshi, il partagera les entraînements de tous les maîtres qui ont fait l'Aïkido d'aujourd'hui, Noro, Chiba, Kanaï, Yamada, Saotome… Pratiquant à l'écart des projecteurs, il a été un des piliers de l'Aïkikaï où il s'est entrainé quotidiennement pendant cinquante-deux ans. Ayant étudié directement auprès du Fondateur et reçu de ses mains le 6ème dan, il est l'un des derniers témoins de l'époque héroïque. Il reçut ensuite les 7ème et 8ème dans du second Doshu. C'est avec humilité et simplicité qu'il a accepté de sortir de l'ombre.
Interview de Léo Tamaki >>>> site
A quel âge avez-vous débuté l'Aïkido?
C'était la vingt-huitième année de l'ère Showa (1953), vers mes dix-huit ans. Ca fait presque soixante ans aujourd'hui. (Note de l'auteur: -Ere Showa: 1926 – 1989 Les ères du calendrier japonais sont en rapport avec le système impérial et ses règnes.)
Aviez-vous pratiqué d'autres disciplines avant de commencer?
Non. Je n'ai jamais pratiqué que l'Aïkido. A cette époque Osenseï était encore en pleine forme et comme nous étions peu nombreux c'était vraiment une bonne époque pour débuter. J'ai vraiment eu beaucoup de chance.
Où avez-vous débuté?
Directement au Hombu dojo. Je n'ai jamais pratiqué ailleurs. Mais les enseignants et sempaïs étaient tous différents et ainsi étaient leurs techniques, leurs paroles et leurs explications. J'avais toute la variété que je pouvais souhaiter. C'était passionnant d'avoir tous ces points de vues différents à partir de la source de l'enseignement de maître Ueshiba.
Pourquoi avez-vous choisi l'Aïkido?
J'ai débuté l'Aïkido mais ça aurait pu être n'importe quelle autre discipline. Ma mère avait une connaissance dans le milieu du Shinto qui connaissait Osenseï. Elle m'a proposé d'aller voir. Je me suis dit que je n'avais rien à perdre et j'y suis allé. (rires) J'ai été introduit et ça m'a plu, mais à l'époque il fallait deux garants pour pouvoir être accepté. Comme les personnes qui se sont portées garantes pour moi faisaient partie du monde du Shinto j'ai été accepté immédiatement sans aucune difficulté. Tout le monde me disait que j'avais eu de la chance.
Pourquoi avez-vous voulu débuter la pratique martiale?
Sans raison particulière. Je ne crois pas que beaucoup de gens soient arrivés en sachant dans quoi ils s'engageaient. Je ne me souviens pas d'avoir eu un objectif particulier en me rendant là-bas. On arrivait, ce qu'on voyait nous plaisait et on pratiquait sans se poser plus de questions que cela. Enfin c'était mon cas. (rires)
Les pratiquants étaient donc rares à l'époque?
Oui. Le soir ou lorsqu'il pleuvait il n'y avait que cinq ou six personnes. Et c'était le Hombu dojo. Après deux trois ans ça a subitement commencé à augmenter rapidement et on était souvent vingt ou trente à pratiquer. Au départ il y avait peu d'élèves mais il y avait beaucoup de gens originaux et c'était une époque très intéressante et amusante. Il y avait surtout peu de jeunes à part Tamura qui était uchi-deshi. Il y a ensuite eu Noro qui est à Paris aujourd'hui et qui a quitté l'Aïkikaï. Tamura senseï et lui étaient extrêmement proches.
Ensuite est arrivé un français, il s'appelait André Nocquet. Il est resté près de trois ans je crois. C'est quatre ou cinq ans après mes débuts que sont arrivés Kanaï ou Chiba senseï. Au départ Tamura et moi nous entrainions tous les deux tous les matins après le cours. Peu à peu de nouveaux pratiquants sont arrivés et il y a eu de plus en plus de partenaires pour s'entraîner. Mais au début ils étaient rares. (N.d.a.: -André Nocquet (1914 – 99), fut l'un des pionniers des arts martiaux français. Il séjourna au Japon au Hombu dojo entre 1955 et 57.)
L'augmentation du nombre d'élèves a-t-il eu un impact sur le niveau?
Quel que soit le génie d'un maître, le nombre d'élèves fait baisser le niveau général. S'il n'y a que dix élèves, tout le monde progressera. Mais lorsqu'il y en a dix ou vingt mille le niveau baisse immanquablement. Mais ce n'est pas un mal en soi. Dans cette multitude de pratiquants il suffit qu'il y en ait une poignée qui aient vraiment le désir de faire les choses, de pratiquer et de progresser. C'était une époque passionnante.
A quoi était due l'augmentation?
Il y a eu beaucoup d'évènements et d'efforts pour développer la discipline. Il y a eu entre autres les démonstrations d'Osenseï dans les grands magasins. Comme je travaillais en journée je ne pouvais malheureusement pas être là. Mais jusqu'à ce que les élèves arrivent le second Doshu a vraiment dû faire face à énormément de difficultés. Lorsque j'ai débuté il était impossible de vivre de l'Aïkido et il était obligé d'avoir un emploi dans une société financière en plus des cours.
En l'an 30 (1955) le nombre d'élèves a commencé à augmenter et cela a pu le soulager un peu. Il a fait des efforts incroyables. Juste avant que je débute, le Yoshinkan s'était séparé de l'Aïkikaï et c'était l'école la plus célèbre à une certaine période. Je pense qu'ils avaient nettement plus d'élèves mais, en deux ou trois ans, la tendance s'est inversée. Pour les uchi-deshis non plus ce n'était pas facile et il arrivait que Tamura doive faire des petits boulots à côté occasionnellement. Aujourd'hui la situation est différente. Les uchi-deshis reçoivent un salaire mais ce n'était pas le cas à l'époque. Les uchi-deshis vivaient au dojo mais celui-ci n'avait pas les moyens de les rémunérer. Ils ont aussi dû traverser des moments difficiles.
A cette époque les cours avaient lieu le matin et le soir?
Oui, c'est cela. Kisshomaru senseï était le dojo-cho du Hombu dojo et il était assisté de gens comme Yamaguchi senseï ou Tamura senseï. Peu à peu les choses se sont mises en place et un emploi du temps a été établi, mais au départ c'était assez informel. Le nombre de pratiquants augmentant il y a ensuite eu deux cours qui ont été ajoutés l'après-midi. (N.d.a.: -Dojo-cho: Responsable, maître du dojo.)
Osenseï enseignait-il au Hombu dojo?
Oui, mais on ne pouvait jamais savoir s'il serait là ou pas. Il vivait de façon très libre, spontanée. Un jour il était à Tokyo, le lendemain à Iwama puis à Osaka. Il voyageait énormément. Lorsqu'il était au Hombu il venait enseigner pendant les cours de son fils, mais il n'empiétait jamais sur ceux de ses autres élèves. En ce sens, on peut dire qu'il savait déléguer et employer les gens au mieux de leurs talents.
Quand avez-vous rencontré Osenseï pour la première fois?
Aussitôt que je suis rentré. Pas le jour même mais très rapidement, un soir. A cette époque j'allais aux cours du matin et du soir. Bien sûr je ne comprenais rien. (rires)
Comment s'est passé votre apprentissage?
J'avais beau imiter de mon mieux, ça ne fonctionnait pas du tout! Au départ lorsqu'on débute on pense que l'on va y arriver. C'est normalement parce qu'on pense qu'on a les capacités de devenir bon que l'on commence. C'est rare de débuter en se disant qu'on a aucune chance d'y arriver. (rires) Dans le cas de l'Aïkido, dès les premiers pas, on se rend compte à quel point c'est plus difficile que ce qu'on imaginait! Les anciens avaient beaucoup de théories et d'explications mais ça ne me permettait absolument pas de faire ce que faisait Osenseï. Mais c'est un chemin initiatique, le roman d'une vie. Et c'est quelque chose de magnifique que de voir quelqu'un s'accrocher à son rêve et persévérer.
Qu'est-ce qui vous a poussé à persévérer dans l'Aïkido?
Osenseï. Au Japon dans les arts martiaux il y a plus d'écoles qu'on ne peut en compter. Je crois que lorsque l'on suit une voie, c'est la personnalité du maître qui fait la différence.
Quel type de personne était Osenseï?
Osenseï? Hmm… Selon les personnes le point de vue est différent. C'est naturel car les récits reflètent la compréhension et la sensibilité des interlocuteurs. Personnellement ce qui m'a frappé est qu'il était profondément humain. Il y avait ce mélange paradoxal et incroyable en lui de divin et d'humanité. Malheureusement lorsque quelqu'un prend de l'importance au point de devenir un symbole on a tendance à exagérer les faits qui le concernent et à cacher ses défauts. Je trouve cela regrettable. Osenseï était capable des exploits les plus extraordinaires mais avait en même temps des travers très humains. En un sens c'est ce qui faisait sa beauté en tant qu'homme, sa capacité à se sublimer pour toucher au divin. Il faut prendre garde à ne pas idéaliser Osenseï car il deviendrait alors inatteignable. Au lieu d'être une source de motivation son image deviendrait écrasante et inhiberait les progrès de ceux qui veulent suivre sa voie. Pour moi Osenseï était un kami mais il n'en avait pas moins quelques travers. (rires) C'est important de le connaître et ainsi je crois qu'il est bon que soient recueillis et diffusés le maximum de récits de ceux qui ont partagé sa vie. A travers cette mosaïque de témoignages j'ai espoir que l'on ait une image assez juste du géant qu'il était.
Vous avez bien connu Tamura senseï?
Nous nous sommes beaucoup entrainés ensemble. Il est celui qui a le plus reçu les techniques d'Osenseï. De toute façon au départ il n'y avait personne d'autre. (rires) Quand Osenseï est allé à Hawaï c'est lui qu'il a choisi comme otomo. Il y avait bien sûr aussi Toheï senseï, mais il était l'organisateur, celui qui avait développé l'Aïkido là-bas. (N.d.a.: -Otomo: compagnon. Cette position extrêmement exigeante impliquait de servir le Fondateur à tout instant et n'était confiée qu'aux proches de confiance.)
Avez-vous été uke pour Osenseï?
J'avais vingt-huit ou vingt-neuf ans lorsque Tamura est parti à l'étranger, et c'est là que j'ai pu commencer à servir d'uke à maître Ueshiba. Jusque là la plupart des élèves n'avaient jamais cette chance! C'est Tamura senseï qui a le plus servi d'uke à Osenseï. Il est celui qui avait le plus, "touché sa main". Où qu'il aille maître Ueshiba emmenait avec lui Tamura. Aujourd'hui ceux qui ont reçu les techniques d'Osenseï sont de plus en plus rares et bien que cela soit dans l'ordre des choses, je crois que c'est une vraie perte. (N.d.a.: -Toucher sa main est ici employé dans le sens de recevoir sa technique.)
Comment était-ce lorsque vous receviez les techniques d'Osenseï?
Mon sentiment se résume en un mot, magnifique. J'ai chuté pour tous les anciens et pratiqué avec ceux qui sont les maîtres d'aujourd'hui. Aucun ne m'a donné une sensation semblable. Lorsqu'on reçoit la technique de quelqu'un on peut essayer de le mettre en valeur en accentuant l'effet de sa technique, soit simplement attaquer avec sincérité et laisser son travail s'exprimer. Ca a toujours été mon choix. Mais la technique d'Osenseï me prenait immédiatement, sans force mais d'une façon irrésistible. Il est évidemment plus difficile d'avoir un partenaire qui attaque sincèrement. Certains "trompent" alors avec leur habileté technique. Ce n'était jamais le cas d'Osenseï. Sa technique était pure et ses effets limpides. Ces sensations de l'époque sont gravées au fond de moi. Les instants où j'ai reçu la technique d'Osenseï sont mes trésors.
Je saurai l'imiter mais je suis incapable de faire ce qu'il faisait. C'est ce genre de choses qui me poussent à pratiquer encore aujourd'hui. Les êtres humains sont amusants. Si ils arrivent à faire une chose ils se lassent et passent à autre chose. Mais face à quelque chose de mystérieux ils continuent souvent à chercher. (rires) La technique d'Osenseï n'était jamais brutale mais il pouvait avoir une présence effrayante. Au point que j'en venais presque à hésiter à l'attaquer. Il avait une présence phénoménale. J'ai rarement eu peur dans ma vie mais il pouvait être effrayant. Il y avait d'autres pratiquants impressionnants mais il était vraiment à part. Cela dit, être prêt du Fondateur était toujours une joie. Que l'on soit projeté ou que l'on fasse quoi que ce soit. Dégager une telle ambiance est extraordinaire.
Vous semble-t-il nécessaire de recevoir la technique de l'enseignant pour progresser?
Bien entendu c'est un point essentiel. Mais cela ne suffit en aucun cas. Il faut affronter les difficultés et les obstacles en travaillant sans cesse. C'est le travail du corps qui permet de progresser. Il y a toujours des gens qui ont le visage sérieux et jouent ceux qui comprennent. Mais ils n'ont rien compris. Il y a deux faces nécessaires à la progression, sentir et faire. Aujourd'hui encore je m'entraine seul en gardant à l'esprit l'image d'Osenseï. Peu importe de réussir ou pas, il faut faire.
Osenseï enseignait-il la technique? Beaucoup de gens disent qu'Osenseï n'enseignait pas mais je trouve personnellement qu'il était un professeur parfait. Mon opinion personnelle est que le maître doit permettre à l'élève de voir. Toute la difficulté consiste à réaliser efficacement une technique en laissant apparaître les éléments dont les élèves ont besoin. Il est possible de débattre sur le fait qu'on nous a enseigné ou que l'on a appris. Mais pour moi montrer le plus haut niveau est ce qu'il y a de mieux. Beaucoup pensent différemment mais c'est ce que je considère comme le meilleur enseignement. Sur mille élèves ceux qui ont le potentiel pour arriver au plus haut niveau de l'art ne sont que deux ou trois. Quelle que soit la méthode d'enseignement. Mais c'est suffisant.
De votre côté donnez-vous des explications lorsque vous enseignez?
Je n'aime pas donner trop d'explications mais avec l'âge, petit à petit, je me mets à le faire. C'est plus simple parce que les gens veulent comprendre avant d'essayer, de travailler. Personnellement je pense qu'il faut avant tout expérimenter et comprendre avec le corps. Dans l'idéal je voudrais être capable d'enseigner sans explications. Les mots rajoutent une difficulté car nous avons nos individualités et ils recouvrent des réalités différentes pour chacun d'entre nous. Aujourd'hui on est souvent abreuvés d'explications, d'interdits et il n'y a plus de place pour l'expérience personnelle. Non seulement en Aïkido, mais dans chaque domaine de notre vie où les "experts" et leurs conseils se multiplient. Il faudrait probablement arriver à un équilibre afin de transmettre le plus efficacement mais mes goûts me poussent vers l'enseignement par la démonstration et l'étude par l'expérience.
Quelle est la raison qui vous pousse à donner des explications verbales?
Aujourd'hui malheureusement il n'est plus possible d'avoir des élèves sans explications. Il y a sans doute une question d'époque mais c'est aussi probablement parce que nous ne sommes pas fait de la même essence qu'Osenseï! Ceux qui ont la véritable force enseignent par l'exemple. Mais je n'ai pas cette force là c'est pourquoi je jacasse sans arrêt. (rires) Je me rappelle d'une de ses phrases: "Le Budo n'est pas quelque chose que l'on apprend aux gens!". Il disait qu'il fallait imiter. Si on lui disait qu'on n'arrivait pas à imiter parce qu'on ne comprenait pas, on se faisait sévèrement réprimander.
Y avait-il des cours d'armes au Hombu dojo dans le passé?
Non, il n'y en avait pas. Je ne sais pas si c'est un sujet dont je peux vraiment parler mais… Osenseï nous montrait des choses magnifiques au jo et au ken. Mais il ne formalisait jamais les choses en disant de faire comme ceci puis come cela. C'est pourquoi les gens de ma génération ont simplement pris des armes et pratiqué comme il leur convenait. Les méthodes que l'on voit aujourd'hui sont le fruit des élèves d'Osenseï, pas de lui-même. Maître Ueshiba utilisait seulement les armes pour illustrer certains principes. Mais lorsque le cours était fini, avec Tamura, on prenait des bokkens et on essayait de reproduire ce qu'on avait vu. Normalement il se fâchait si il voyait les gens utiliser les armes mais il nous regardait en souriant. Il nous disait "Je vais vous enseigner." mais il oubliait toujours. (rires)
Osenseï se mettait-il souvent en colère?
Si il voyait les gens pratiquer avec sérieux il ne se fâchait jamais, même s'ils faisaient des erreurs. En revanche il se mettait en colère si il voyait des personnes essayer d'impressionner les autres ou travailler avec brutalité. Je me suis d'ailleurs fait réprimander à plusieurs reprises. Mais ça ne durait qu'un instant. Il passait toujours à la chose suivante sans s'attarder.
Il n'y avait donc pas d'enseignement formalisé des armes?
Non. Pour être franc j'ai moi-même développé certains enchaînements pour faciliter l'entraînement. Mais je pense que si Osenseï voyait toutes ces choses il se mettrait en colère. (rires) Il n'aimait pas ce genre de choses. Et je comprends le risque de devenir prisonnier d'une forme. Mais si on n'a pas de support formalisé la plupart des gens ne peuvent évoluer. La forme n'est pas le fond, l'enchaînement n'est pas l'Aïkido et il ne faut pas perdre de vue que ce n'est qu'un outil afin d'arriver à un objectif plus profond. C'est quelque chose dont chacun doit prendre conscience. Etre figé sur une forme particulière durcit notre esprit et notre pratique. Il ne faut en aucun cas en être prisonnier et c'est pour éviter ces risques que je pense qu'Osenseï ne formalisait pas les choses. Ce n'était pas par négligence mais pour favoriser et préserver la liberté des pratiquants. Ceux qui lui ont succédé comme moi ont en quelque sorte choisi la solution de facilité. Si a titre personnel j'ai l'impression que sans enchaînement il est difficile pour la plupart des gens d'avancer, je souhaite toujours que ce que j'ai mis en place ne soit qu'une étape et j'attends des élèves qu'ils s'en affranchissent pour passer à la suite. Mais dans l'esprit d'Osenseï c'est probablement une sorte de négligence.
Quel type de bokken utilisait Osenseï?
Le modèle classique le plus courant. Une chose intéressante dans le domaine des armes est le fait qu'il utilisait souvent la lance. Aujourd'hui beaucoup parlent d'Aïkijo mais ce terme n'a jamais été employé par Osenseï et son travail au jo provenait principalement de la lance. Il y en avait d'ailleurs au Hombu dojo. Certaines faisaient environ quatre mètres et étaient extrêmement épaisses. C'est très difficile à manier. Pour les utiliser librement il faut une grande maîtrise du corps. L'origine de la lance fait que le jo de l'Aïkido est très différent de ce que l'on voit par exemple en Jodo. Ce n'est en aucun cas un jugement de valeur, simplement l'étude de l'un aura peu d'impact sur la pratique de l'autre. A moins d'en changer les fondements mêmes.
Qu'est-ce que le shochikubaï no ken?
Shochikubaï, c'est matsu, take et ume. Trois symboles dont on se sert en décoration au Nouvel An. Osenseï appelait Shochikubaï no ken des mouvements au sabre qui sont réalisés comme un misogi. C'est en rapport direct avec certains enseignements de l'Omoto kyo et cela doit permettre à celui qui les exécute de s'éveiller. Mais là, c'est un problème individuel… (N.d.a.: -Shochikubaï: sho (matsu) le pin, chiku (take) le bambou et baï (ume) la prune, sont des symboles positifs liés au bonheur que l'on retrouve dans la culture asiatique et particulièrement japonaise. On leur associe notamment la résistance, la longévité et la beauté.
Maître Tamura expliquait ce concept dans une interview: "Le pin, matsu, le bambou, take, et le prunier, ume, sont au Japon des symboles de prospérité et de bonheur. Le pin symbolise la longévité et l’endurance car il reste vert durant toute l’année. Ses "feuilles" sont séparées en deux comme le in (yin) et le yo (yang), mais unis et représentent ainsi le concept de musubi (harmonie, lien). Le bambou symbolise à la fois la force et la souplesse et pousse dans un élan plein d’énergie vers le ciel. Quand au prunier il fleurit dans la période la plus froide, la plus hostile des saisons et symbolise les difficultés que l’on arrive à surmonter.")
Pensez-vous qu'il est nécessaire de connaître ou pratiquer le Shinto pour comprendre l'Aïkido?
Certains disent que l'on ne peut comprendre l'Aïkido sans comprendre le Shinto, ou pratiquer le Zen. Personnellement je ne le crois pas. Il y a des enseignements importants dans ces choses mais qui ne leur sont pas obligatoirement liés. Je pense qu'un enseignement essentiel est la capacité de sentir et d'être lié aux êtres et aux choses qui nous entourent. Un autre enseignement est la liberté. Une liberté que des attachements superficiels ne nous permettent pas. La foi est une force. Elle peut, comme la vigueur, être employée dans la pratique martiale. Et il est probablement mieux de disposer de ces deux types de force, comme Osenseï. Mais on ne peut la décréter comme cela, surtout dans un but égoïste uniquement lié à la pratique martiale.
Que pensez-vous de l'enseignement actuel de l'Aïkido?
Aujourd'hui il y a de moins en moins de véritables personnalités et les derniers liens avec Osenseï disparaissent en même temps que ses élèves partent. Tamura senseï a disparu, Hikitsuchi senseï a disparu, Arikawa senseï a disparu… Il ne reste véritablement que Tada senseï. C'est quelqu'un d'extrêmement sérieux. Et il avait une puissance extraordinaire. Avec le recul il avait la chance de venir d'une famille aisée et d'avoir pu consacrer sa vie à sa passion. Mais il l'a fait avec le plus grand sérieux. Aujourd'hui je suis à la retraite, mais il faut constater qu'il y a une différence entre ceux qui sont professionnels dès leur jeunesse et les autres. Le travail prend au moins huit heures sans compter les transports. Le temps que l'on peut consacrer à la pratique est automatiquement limité. Malgré tout je déteste perdre alors je faisais le maximum et je m'entrainais jusqu'au milieu de la nuit. (rires) Mais on ne peut faire cela indéfiniment.
Que pensez-vous du système actuel des grades?
Je dis toujours que je n'ai pas de disciples, j'ai des compagnons. Chez nous les grades par exemple n'ont pas d'importance. C'est Kano Jigoro qui a introduit ce système de grades dans la pratique martiale. Mais c'est aussi grâce à cela que l'Aïkikaï s'est développé. Les grades remplissent les caisses et permettent de développer une association. Je considère les grades sans intérêt mais ils ont permis à l'Aïkido d'être diffusé et présent dans le monde entier. En cela ils ont finalement leur utilité. Dans le passé les adeptes avaient des bienfaiteurs qui leur permettaient de se consacrer à leur art. Mais aujourd'hui ce genre de personnes n'existe plus dans le domaine martial, ni au Japon ni ailleurs. Il est rare qu'une chose n'ait qu'une facette. Il y a généralement du positif et du négatif.
Qu'est-ce qui différencie les Budos, Bujutsus et Kakutogis?
Le Bujutsu est sous-tendu par un rapport de force, de vainqueur et de vaincu. Pour les Kakutogis il en est de même, simplement dans un environnement avec de nombreuses règles. Ainsi les compétitions de Kendo, Karaté, sont soumises à des règles. On entre finalement dans le domaine du sport. Il ne s'agit pas d'un jugement de valeur mais d'une constatation. Finalement ce qui fait un Bujutsuka ou un Budoka est une question de sensibilité personnelle. En Aïkido il n'y a pas vraiment de récompense. On ne créée pas de champions. Un champion de Kakutogi peut gagner beaucoup d'argent, c'est quelque chose qui n'existe pas en Aïkido. Mais cela demande d'énormes sacrifices et c'est un monde où on ne peut faire illusion avec des discours.
C'est un monde très dur où on doit s'investir totalement si on veut réussir. Il y a toujours les deux côtés de la médaille. L'Aïkido peut être considéré comme une Voie au-delà des aspects matériels mais dans un autre sens la question se pose de savoir si sa pratique n'est pas souvent devenue "naïve". En revanche la faiblesse des sports de combat est que ses adeptes sont généralement prisonniers de leurs règles et finissent par n'évoluer que dans ce cadre limité.
Au Japon les jeunes semblent peu intéressées par les traditions martiales. Oui, c'est un fait. Dans ce domaine ils sont plus attirés par les Kakutogis. Mais pas pour pratiquer, pour regarder! Les traditions culturelles japonaises sont tout simplement en train de disparaître, et cela va bien au-delà du domaine martial. Mais c'est une question compliquée. Etre pris par la tradition est aussi un piège. Etre prisonnier de goûts d'une autre époque et d'un autre monde n'est pas souhaitable. En ce sens des pays sans traditions et cultures anciennes comme les Etats-Unis jouissent d'une grande liberté.
L'Aïkido est issu du Daïto ryu. Une de ses spécificités par rapport aux écoles anciennes est la liberté. Affranchissant la pratique de formes figées, Osenseï lui a donnée une nouvelle vigueur. Le revers de la médaille est qu'elle a parfois perdu en précision et cohérence. La liberté comporte en soi des risques de facilité et de négligence. Elle oblige à une plus grande exigence personnelle.
Pensez-vous que le travail à genoux qui est considéré par certains comme "folklorique" soit nécessaire?
Oui je le pense. Mais il n'est pas nécessaire d'en faire à outrance. A l'étranger il n'y a pas de tradition de pratique à genoux car les gens ne vivaient simplement pas ainsi. Ce qui fait que le travail à genoux leur était plus pénible. Mais il en est de même pour les japonais d'aujourd'hui. Lorsque j'étais jeune il n'y avait quasiment pas de chaises chez les gens. Actuellement il devient de plus en plus rare qu'il y ait des pièces avec tatamis chez les particuliers. Pour ce qui est notamment du renforcement des jambes et des hanches, le suwari waza a un effet bénéfique. Cela dit le simple fait d'être debout les renforce aussi. Il y a évidemment une part de préservation de la tradition. En Kakutogi rien ne débute en seïza. Parce que si on pense simplement à terrasser l'autre ça n'a pas une utilité fondamentale.
Le travail des chutes était-il enseigné dans le passé?
Non. Au mieux on le montrait une fois, puis chacun devait se débrouiller. (rires) Mais les anciens avaient la gentillesse de nous projeter. Et au bout de deux trois ans on savait chuter correctement. Aujourd'hui peu de gens savent recevoir. Mais si le corps est fait, c'est quelque chose de relativement simple. Maintenant les gens chutent un peu sans raison. Il faut être capable de suivre autant que de guider. Beaucoup de ce qu'on voit actuellement n'a pas de sens. Projeter quelqu'un qui ne le veut pas n'est pas une chose facile.
Faites-vous des exercices préparatoires ou des échauffements?
Très peu. Dans le passé il n'y avait pas de choses de ce genre. Les cours étaient consacrés à la pratique, et ceux qui voulaient faire des exercices préparatoires le faisaient seuls. De toute façon la plupart des gens avaient un trajet assez long avant d'arriver au dojo et arrivaient échauffés. (rires)
Pensez-vous que c'est une bonne chose qu'il y ait aujourd'hui de nombreux styles et écoles d'Aïkido?
Souvent les raisons de leur naissance m'échappent. Lorsqu'il y a des différences importantes au niveau de la pratique je peux le comprendre. Malheureusement les raisons sont souvent plus triviales. Le second Doshu a eu beaucoup de choses très compliquées à gérer. Et il a énormément pris sur lui afin de conserver une unité. Je n'aime pas penser cela mais je crois qu'il n'y a souvent derrière tout cela que des considérations financières. Cela dit, s'il est naturel que chacun pense que son maître est le meilleur, je pense qu'il est bon de voir diverses formes de pratique afin d'élargir son horizon. C'est une très bonne étude. Et les enseignants dont les élèves veulent changer de professeur ne devraient pas en être aigris. Il faut que chacun aille où il sent que c'est bon pour lui.
Qu'est ce qui différencie l'Aïkido des autres Budos?
Il y aurait probablement beaucoup à dire. La particularité de l'Aïkido ne réside pas dans les formes du travail au armes ou à mains nues, mais dans la façon de les réaliser. Ainsi un des points essentiels qui caractérisent l'Aïkido est l'absence de heurt. Il ne faut pas "bousculer", déranger.
Merci senseï.
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