Interview de Maître Noro par Manou Armengaud

Manou Armengaud : Bonjour Senseï. Nous vous remercions d’avoir accepté cette interview. Nous allons commencer par votre jeunesse au Japon si vous le voulez bien. Quel genre de petit garçon étiez-vous ?

Noro Senseï : J’étais tout le temps malade et j’avais les poumons très faibles. Mon grand-père est décédé d’un problème de poumon. Mon père a été traité pour un cancer du poumon. Quand je suis devenu lycéen, j’ai quitté mes parents. Puis je suis entré à l’université. Je devrais être médecin maintenant car j’ai été reçu second au concours où des milliers de personnes se présentaient. Mais un jour, j’ai rencontré Maître Ueshiba et j’ai décidé que ma vie était là. J’ai donc arrêté mes études de médecine pour étudier aux côtés de Maître Ueshiba. Il a changé mon destin, ma vie. Mon père est entré dans une colère terrible. Rien ne pouvait me faire changer d’avis, j’avais choisi.

 MA : Aviez-vous pratiqué les arts martiaux auparavant ?

NS : Un petit peu de judo, du kendo également, comme tous les enfants de ma génération. Je ne pensais pas faire de l’aïkido un jour. En étudiant l’arbre généalogique de mes ancêtres, je me suis aperçu que l’un d’entre eux est à l’origine de la technique qui devint plus tard le Dayto Ryu. D’après l’arbre généalogique de Maître Ueshiba, nous aurions des ancêtres communs. Je n’ai jamais parlé de cela auparavant.

MA : Quand vous avez vu Maître Ueshiba pour la première fois, qu'est-ce qui vous a plu dans sa pratique ?

NS : Je ne saurais pas le définir. Il a fait un mouvement et je me suis dit « Ma vie est là ». Puis j’ai passé six ans avec lui. Matin, midi, soir. Je ne le quittais pas. J’étais tout le temps à ses côtés. Il disait de moi : « voilà mon fils ». Maintenant aussi, je suis tout le temps avec lui. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi j’ai choisi ce chemin. S’il m’avait demandé de sauter du haut de la falaise, je l’aurai fait. Mais le Maître ne demande que des choses qui construisent. Je savais que mon Maître ne me ferait jamais mourir.

MA : Vous étiez uchi-deshi au Hombu Dojo. Comment se déroulaient les cours ?

NS : Je ne crois pas que la façon d’enseigner ait beaucoup changé techniquement. L’esprit, je ne sais pas. Mais d’après certains instructeurs, je ne crois pas qu’ils entendent la parole du créateur. C’est dommage. J’étais comme ça, plus jeune. J’ai fait de la compétition. Il y a 45 ans, ma technique m’a permis de mettre à terre un champion de judo. J’ai fait la conquête de l’Europe grâce à ma puissance, mon efficacité, ma violence. J’ai eu un succès extraordinaire. Mais Maître Ueshiba parlait d’amour. Maintenant avec mon kinomichi, je vais essayer de me rapprocher de Maître Ueshiba. L’amour existe dans les sons, dans les paroles, dans l’art, mais dans l’aïkido aussi. A présent je demande pardon à mon Maître pour l’efficacité. Car finalement, l’aïkido est amour.

MA : Pouvez-vous nous raconter la période du « dojo de l’enfer » ? Avec qui étiez-vous alors ?

NS : Sugano était mon assistant. Tamura était mon frère. De Tamura et moi, on disait que nous étions inséparables. Non, ce n’était pas l’enfer. Maître Ueshiba parlait sans cesse d’amour. Comment est-il possible de dire « Dojo de l’enfer » ? Je ne suis pas d’accord. C’était plutôt un dojo de paradis ! Il régnait une ambiance incroyable, une envie de progresser. Sinon je ne serais pas resté.

MA : Quels souvenirs avez-vous de O Senseï ?

NS : J’ai arrêté les études de médecine et je me m’occupais de lui du matin jusqu’au soir.J’ai beaucoup voyagé avec lui. A l’époque, il n’existait que quelques sections d’aïkido au Japon. Ce n’était pas comme maintenant où les pratiquants se comptent par milliers. Ces sections donnaient de l’argent à Maître Ueshiba. Il fallait bien vivre. Quand il se déplaçait, je me déplaçais aussi. Tamura commençait à s’occuper de la section de Tokyo. J’enseignais également à l’école navale. Comme Maître Ueshiba était très malade, il fallait être à côté de lui et le soigner. Il me disait comment le soigner. A mon arrivée en Europe, les je n’ai pas pu pratiquer les techniques et pourtant je savais soigner en utilisant les points énergétiques. Comme dans le shiatsu. L’étude des points vitaux ne sert pas qu’à tuer. Elle peut amener l’homme à l’équilibre.

MA : Quand Maître Ueshiba vous a envoyé en France pour diffuser l’Aïkido, comment vous-a-t-il présenté la chose ?

NS : C’est son fils qui m’a demandé de me rendre en Europe. Maître Ueshiba n’a pas prononcé de mots pour que je reste mais je le voyais dans ses yeux. Après toutes ces années à côté de lui, je le connaissais. Il a cependant voulu me donner le 8e dan pour me retenir. Je lui ai dit : « Maître, je vais en Europe pour introduire votre création. Si vous faites cela, me passer du 5e dan au 8e dan, on va parler de copinage. Comment pourrais-je être crédible ensuite en Europe ? ». J’avais envie de faire connaître l’aïkido, pas de tricher comme cela. Je suis resté 8 ans en Europe avant de revenir au japon. Maître Ueshiba était encore vivant. Je me suis assis à côté de son fils pendant qu’il faisait le cours. Il es venu près de moi et m’a demandé « Qui es-tu ? ». « Je suis Noro ». Il m’a ensuite posé la question des dizaines de fois. « Qui es-tu ? ». Je répondais toujours. Puis son fils lui a dit : « Noro est venu nous voir ». Maître Usehiba s’est alors mis à crier « Noro ! Paris ! Noro est là ! ». Il a sauté, dansé devant tout le monde. Pus tard, quand je suis allé le voir dans sa chambre, il a regardé mon visage et m’a demandé « Qui es-tu ? » . Il décédait deux mois plus tard. J’ai eu envie de revenir immédiatement au Japon. Mais je ne l’ai pas fait. J’étais trop triste.

MA : Comment s’est déroulée votre arrivée en France en septembre 1961 ?

NS : Tadashi Abe m’avait donné les noms de personnes à contacter. Sinon cela n’aurait pas été possible d’assurer seul en Europe. Quand je suis arrivé au port de Marseille à 5 heures du matin, il n’y avait personne. Je suis resté seul six heures, assis, avec ma grande valise. Vers 11h00 ceux qui devaient m’attendre sont enfin arrivés. J’ai été embrassé pour la première fois par une femme et j’ai été très surpris ! A Marseille, je n’avais que cinq pratiquants à mon premier stage. Des journalistes sont arrivés, la télévision, des commentateurs. L’un d’eux m’a donné un coup de poing. Je l’ai projeté. Petit à petit j’ai eu quelques élèves,et au second stage, il y avait une soixantaine de personnes. Au milieu de la canebière, sur un tatami je montrais ce qu’étaient les techniques de l’aïkido. Je crois que j’ai fait le maximum. A Nîmes cela s’est déroulé à peu près de la même façon. Puis dans chaque ville où je me rendais. Perpignan, Toulouse, Cannes, Menton, etc… J’ai eu de la chance. Beaucoup de chance. A Cannes, j’ai remarqué une présence importante de vieilles personnes. Je me suis dit qu’un jour je dynamiserai ces personnes avec mes exercices. Et maintenant, dans mon dojo, la moyenne d’âge est de plus de quarante ans, environ 50 % d’hommes et 50 % de femmes. Je suis très content. Il est impossible que je me repose (rires).

MA : En quatre ans vous avez monté plus de 200 dojos. Comment avez-vous fait ?

NS : En beaucoup moins de quatre ans. En 2 ans j’avais créé 200 sections. Le samedi matin, je donnais des cours dans une ville, puis le samedi soir une démonstration à 200 kilomètres de là, et le dimanche une démonstration encore à un autre endroit. Angleterre, Suède, Italie, Suisse… J’étais dans la joie. Cela a été très rapide et je me souviens de cette période comme l’une des plus agréable de ma vie.

MA : Avez-vous ressenti des différences entre les japonais et les français ?

NS : Non. Nous sommes tous des êtres humains. L’éducation est différente, peut-être. Mais le fond n’est pas différent. Quelques experts ont critiqués les français. La critique peut hélas être catastrophique. Elle est responsable de bien des erreurs. L’union me semble un but important. J’aimerais tellement que nous fassions tous de l’aïkido sans séparation. J’apprécie vraiment la France mais pas la politique. Une fois Mr MITTERAND m’a invité a dîné, j’ai refusé. Maintenant je regrette mon orgueil. Je suis français, au fond, malgré mes yeux bridés.

MA : Dans une interview récente Daniel Toutain, qui a été l’un de vos élèves, parle de vous comme étant un Maître terrible ayant le génie du geste ? Est-ce l’impression que vous en gardez ?

NS : Je suis malheureusement incapable de me souvenir comment cela se passait voici trente ans. Actuellement, il y a beaucoup d’enseignants en France et en Europe qui ont été mes élèves. Selon eux j’étais très dur. Je déteste les grades. Certains élèves avaient des grades plus élevés que le mien. L’un d’eux était 8e dan alors que j’étais moi-même 6e dan à 26 ans (shihan), depuis je n’accorde pas pour moi d’importance à ces titres honorifiques.

MA : Vous aviez comme projet que l’Aïkido devienne un art et dépende ainsi du Ministère de la Culture et non de celui des Sports. Vous avez même écrit à André Malraux pour cela. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

NS : Mon idée était que l’aïkido devienne un art. Car un sport implique des techniques, des affrontements, des compétitions, un comité olympique, des personnes qui décident qui est bon et qui est mauvais. Des choses inacceptables pour moi. Mais je n’ai pas réussi à réaliser mon projet.

MA : Votre accident de voiture fut le début d’une longue période difficile. Quelle incidence cela a-t-il eu sur votre pratique ?

NS : Un changement fondamental. Jusque là mon exercice se résumait à « force contre force », une technique pour le combat. Avec cet accident je me suis tout à coup éveillé à la parole de Maître Ueshiba. A 72 ans, Maître Ueshiba disait : « Mon aïkido est la réalisation de l’amour ». Il y a eu cet accident de voiture et je me suis rappelé de ses paroles. Je suis finalement très heureux d’avoir eu cet accident. A ce moment j’ai compris le Ki. J’ai senti l’Amour. Bien sûr, je ne demande pas à mes élèves de faire la même chose ! Mon père m’avait dit : « Il ne faut jamais avoir un esprit de mendiant ». Un jour à Stockholm, un instructeur a perdu son argent. Il m’a demandé si je pouvais lui en prêter. Je lui ai donné tout ce que j’avais dans ma poche. Et je n’ai pas pu manger pendant une semaine.

 MA : Il y eut ensuite cette démonstration à Londres, en 1966. Il s’est passé quelque chose. Pouvez-nous raconter ce moment ?

NS : suite à cet accident je gardais un bras paralysé. Ce jour là mon bras s’est mis à bouger. C’est dommage qu’il n’y ait pas de film de ce moment. Le mouvement est arrivé. Il n’y avait plus de différence entre la main droite et la main gauche. Tous les doigts bougeaient. Sans que ma volonté intervienne. Quelle expérience extraordinaire ! Grâce à l’aïkido. Même après l’accident, je suis resté tout le temps au service de mes élèves. Je n’ai jamais arrêté. Il n’était pas question que je rentre au japon à cause de cela. Cet accident faisait partie de mon expérience de la vie. Pourtant j’étais au plus bas.

 MA : Est-ce à partir de votre accident de voiture que vous est venue la volonté de créer le " Kinomichi "?

 NS : Bien après, dans les années 1970. Ce n’était pas mon désir à la base mais cela devenait inéluctable, mon enseignement évoluait. Voilà comment le KINOMICHI a été créé en 1979. Parfois on me demande pourquoi j’ai arrêté l’aïkido. Je n’ai pas arrêté. A Paris nous appartenons à la Fédération Française d’Aïkido, Aïkibudo et Affinitaires (FFAAA).

MA : Quand on voit un entraînement de Kinomichi, on ne peut que remarquer une certaine ressemblance avec l’aïkido.

NS : En apparence seulement. Dans la forme, comment est-il possible de changer Shiro nage ? L’amour doit être présent dans l’exercice, le contact, l’attention au partenaire, l’ouverture.

MA : Vous insistez sur la perfection du geste. Cette perfection a-t-elle un rapport avec la notion de KI ?

NS : Le KI est tout. MICHI c’est le tao. Le tao du KI. Bien des gens pensent que la perfection est un mécanisme, une perfection de mouvement. Je répète tout le temps « ciel, terre, homme », Je parle souvent aussi de l’énergie qui y circule. L’union de l’homme avec les éléments. La technique aide à cette union. Quand le mouvement allie le corps et l’esprit, alors oui, c’est le mouvement parfait. Il faut dépasser le simple stade de l’autodéfense.

 MA : Dans la préface du livre de Daniel Roumanoff, vous parlez de votre point d’ancrage : Une saveur d’éternité, de silence, hors du temps, au delà du mental, qui m’a fait dire par 2 fois déjà en 66 et 76 : « Ah, c’est ça ! ». ? Pouvez-vous nous parler de ces deux instants ?

NS : Ce sont des moments impossibles à expliquer, des instants particuliers de mon évolution. Maître Ueshiba a également ressenti ce « C’est ça », deux ou trois fois. Quand je lui ai demandé de me raconter ses expériences, il ne m’a pas répondu. Maintenant je comprends qu’il est impossible de répondre à une telle question.

MA : Dans ce même livre, vous dîtes encore : Les grandes décisions de ma vie ont été très spontanées. Il s’agit de sentir et non de comparer. Pensez-vous que cette spontanéité peut s’appliquer dans la vie quotidienne ?

NS : Essayer de rendre le miroir propre. Tout le temps. Nettoyer. Ne jamais arrêter. Arrêter c’est mourir. Il faut évoluer. A chaque instant, il faut nettoyer et regarder. Ai-je bien répondu ?

MA : Parfaitement ! (rires) Avez-vous envie de parler de la spirale dans votre travail ?

NS : La spirale c’est tout. Du plus petit au plus grand. De l’atome à l’univers. Lors d’une réception, j’ai rencontré l’astrophysicien Hubert Rives. Il est venu me demander « Qu’est-ce que la spirale, pour vous ? ». Je lui ai répondu « Tout est spirale, vous le savez bien ». Tout progrès, toute évolution vient d’une spirale. Et je l’utilise.

MA : Vous dites souvent dans votre enseignement qu’il est important de développer le Ki mais aussi le cœur. Quel est le sens de ce « cœur » selon vous ?

NS : Au-delà du KINOMICHI, j’aimerais créer le KISHINDO, l’énergie du cœur. Ce sera la deuxième étape. Nous chercherons ce qu’est le cœur. Le monde entier parle du cœur mais personne ne sait répondre. Difficile de répondre intellectuellement à cette question.

MA : Le sourire tient une place importante dans votre pratique. Pourquoi ?

 NS : Le sourire est le propre de l’homme, son trésor. Regardez le sourire de Mona Lisa et tous les japonais rêvent de le voir. Je demande toujours aux pratiquants d’avoir le sourire, tous les jours. Prendre contact avec le sourire.

 MA Zanshin Magazine : Pour terminer, auriez-vous un message à donner à nos lecteurs ?

NS : Une autre question difficile! Je ne suis pas encore arrivé au niveau de Maître Ueshiba, mais j’ai envie d’y arriver. Je suis très égoïste. C’était un homme extraordinaire. Quel dommage que vous ne l’ayez pas connu. Dans mes rencontres j’ai eu beaucoup de chance. Mon père, Maître Ueshiba et Graf Dürkheim ont vraiment compté pour moi. Au début des années 1970, j’ai rejoint Dürkheim au château d’Ambazac et j’ai passé une semaine avec lui. Je cuisinais. Après les repas, il tenait à faire la vaisselle. A présent je fais la vaisselle à la maison. Si je ne la fais pas, ça ne va pas, Dürkheim n’est plus là. Avec Maître Ueshiba je vivais aussi 24h sur 24. J’ai envie de vous communiquer de ne transmettre que les choses bonnes pour l’aïkido, surtout ne donnez pas suite aux querelles. L’aïkido mérite mieux que ça, doit s’élever, pas s’abaisser.

MA : Senseï, nous vous remercions grandement pour avoir répondu si patiemment à toutes nos questions. Nous vous souhaitons une excellente santé et beaucoup de bonheur dans votre pratique. Que tous nos vœux vous accompagnent.

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